Biens communs globaux, biens communs de la connaissance et solidarité international

Nous publions ici le texte de l’intervention de Miguel Said Vieira1 dans l’atelier « Biens communs de la connaissance » organisé par  VECAM lors de l’université Internationale du CRID qui se déroulait à Bordeaux en juillet 2010.

Bonjour à tous et à toutes ; je parlerai un peu sur l’idée de biens communs globaux, et sur les nouveaux biens communs de la connaissance comme le logiciel libre, et l’internet. Avant tout je remercie Fred et Hervé pour l’invitation, Fabien et Lionel, et chacun de vous de supporter mon français.

Il est possible que la principale conclusion des études de Elinor Ostrom, une importante chercheuse sur les biens communs, soit que les biens communs – au moins ceux qui sont locaux et matériels – ne soient durables seulement que lorsqu’ils sont « fermés », c’est à dire contrôlées par une communauté aux frontières bien définies.

Pourtant, du fait de leur caractère non-rival et des avances des TICs et de la dématérialisation, il semble en principe que les nouveaux biens communs de la connaissance peuvent être globaux et d’accès ouvert (open access).

Cela paraît être confirmé aussi par le caractère vraiment international de ces biens communs. Et d’une certaine manière, le logiciel libre est véritablement d’accès ouvert : si le copyleft nous pose certaines obligations, nous sommes totalement libres au moins d’utiliser ce type de logiciel (c’est à dire, sans le modifier ni redistribuer). De même avec l’Internet, qui est un bien commun par certains aspects : dès qu’on suit les contraintes imposés par les protocoles techniques d’internet (comme le TCP et le IP), tous le monde est a principe libre de l’utiliser comme il veut.

Mais si on monte a un autre niveau de discussion, cette ouverture d’accès se montre plus limitée. Pour pouvoir utiliser tel logiciel, il faut qu’il (et peut-être sa documentation) soit traduit à une langue que l’on comprend ; il faut que l’on ait accès à un ordinateur, et qu’on sache l’utiliser. Et pour l’internet, il faut tout cela, et encore que les compagnies de télécommunication de notre pays croient qu’offrir l’accès à Internet leur est profitable, et encore que les États permettent l’accès sans censure. Malheureusement, par ces critères, une grande partie du monde n’est pas effectivement libre d’utiliser les logiciels libres et Internet.

Alors, comment se placer à l’échelle adéquate ? Je vais essayer de le faire en posant certaines questions.

1) Est-ce que la non-rivalité des biens intellectuels est un facteur de leur mise en commun à l’échelle d’un groupe plus large que celle des biens matériaux ? Oui, et c’est bien possible qu’un tel groupe puisse être toute l’humanité – une communauté globale.

2) Est-ce que cela se passe aujourd’hui ? Pas totalement, à cause des inégalités de toute part, et particulièrement de ce qu’on appelle la fracture numérique (qui est un peu difficile à distinguer des fractures sociales en général), et des inégalités de la gouvernance d’Internet – celles-ci sont une cause importante de la chèreté de l’internet dans les pays du Sud, qui paient plus de taxes d’interconnexion que les pays du Nord.

3) Et est-ce qu’un certain degré de « fermeture » est justifiable dans ces nouveaux biens communs ? Oui, c’est possible : si cette fermeture permet d’éviter la privatisation de ces biens – voir par exemple le copyleft –, elle est bienvenue.

4) Est-ce que l’idée des biens communs globaux serait un mirage inutile ? Cela n’est pas une question simple (et elle est un des dilemmes de ma recherche aujourd’hui) : cette idée a déjà été avancé plusieurs fois pour justifier l’expropriation du Sud, comme par exemple lorsque la Couronne Britannique a fait de la bio-piraterie sur l’arbre de latex brésilien, cyniquement au nom du « bien commun de l’humanité », au dix-neuvième siècle. De toute façon, je ne crois pas que l’idée soit inutile : si on reste à l’échelle « locale » et qu’on abandonne le désir de l’universalité, on peut alors faire avancer l’accès et la démocratisation des biens communs à l’intérieur des ses communautés ; mais ce sera sur la base des inégalités de fond. Et pire, ces biens communs peuvent même renforcer des inégalités antérieures, et causer la destruction d’autres biens communs (comme au Congo et en Chine, dont les populations souffrent particulièrement de notre voracité pour les portables et iPods).

Je propose, donc, que notre discours et notre action sur les biens communs soient guidés par un désir d’universalité, de solidarité ; un désir d’expansion de la communauté de nos biens communs, et de création et préservation des biens communs ailleurs. Évidemment, ce désir de solidarité doit reconnaître que le capitalisme lui est contradictoire ; il se traduit, donc, en luttes.

En fin de compte, il est fondamental de prendre parti pour les nouveaux biens communs tels que le logiciel libre – et il faut dire aussi que la gouvernance de l’internet a beaucoup évoluée dans le sens d’une diversification de ses acteurs, ce qu’en anglais on appelle « multistakeholderism ». Mais cela ne suffit pas si on ne replace pas cette démarche dans un contexte plus large de solidarité et de critique du capitalisme. (Une parenthèse : malheureusement, c’est bien ce qu’il se produit dans la perspective de l’open source, qu’il faut bien distinguer du mouvement du logiciel libre.) Le numérique est au cœur du capitalisme contemporain ; réussir dans cette alliance entre solidarité et logiciel libre est essentiel pour changer le monde aujourd’hui.

Et pour finir, une dernière remarque. Il est aussi important d’être vigilant vis à vis des formes de soutien aux biens communs de la connaissance qui sont en contradiction avec la solidarité et la critique du capitalisme. Souvent, la gratuité de l’accès ne produit pas des biens communs, mais de nouvelles formes de marchandisation. C’est le cas, à mon avis, de Google et des modèles économiques basées sur la publicité ou le branding – où la démarchandisation des biens immatériels s’est accompagnée d’une marchandisation de nous mêmes : nos donnés personnelles deviennent la véritable marchandise échangée sans que nous ne nous en rendions compte. Il nous faudra nous efforcer de trouver les manières nouvelles et créatives de nous associer et de soutenir la mise en commun de ces biens en résistant à ces tendances.

Pessac, 9 juillet 2010.

1Ce texte a été développé dans le cadre d’une recherche de maitrise soutenue par Fapesp (http://www.fapesp.br). Il est disponible selon une licence Creative Commons BY-NC-SA (http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/). L’auteur peut être contacté à http://impropriedades.wordpress.com/sobre-o-autor/.

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